Si vous vous intéressez aux arts du fil et en particulier au filage, vous connaissez je l’espère une fileuse extrêmement talentueuse, dont les fils se reconnaissent au premier coup d’oeil par leur qualité, leur régularité, leur précision… On sent à chaque fois la réflexion qui a précédé le geste, la connaissance technique qui est là pour sublimer et tirer le meilleur parti de la fibre, et tout un univers créatif et artistique qui font de chaque fil une oeuvre d’art…
… Je veux parler de L’Oeil de Loup bien sûr !
Envoûtée par ces belles photos et par son univers inspiré, j’ai eu envie d’en savoir plus sur la mystérieuse Oeil de Loup. Cela tombe bien car elle vient justement de sortir un livre magnifique, réunissant des photos superbes de ses fils, et un choix de ses textes et de ceux d’autres auteurs. C’est simple, feuilleter ce livre m’apaise et me laisse émerveillée. Tout est si beau, les fibres, les fils, les photos, les textes en résonance… Et le livre lui-même, réalisé dans un très beau papier avec une très belle qualité d’impression !
Alors qui se cache, ou plutôt se révèle, derrière ses fils arachnéens, si légers et moirés ?
Claire : Bonjour Nathalie, et merci d’avoir accepté de te prêter au jeu de cette petite interview. Pourrais-tu s’il te plaît te présenter en quelques mots ?
N – Avant de commencer, je voulais te remercier Claire, d’avoir eu l’idée de cet entretien. Je suis heureuse et touchée de pouvoir partager un moment d’échanges avec toi et tes lecteurs.
Je me présente donc en quelques mots : je m’appelle Nathalie, je vis dans un petit village cantalien, en bord de montagnes et de forêt. Je suis fileuse depuis quatre ans, mais aussi traductrice et médiéviste depuis presque dix-huit années.
C : Comment as-tu découvert le filage ?
N – J’ai découvert le filage il y a quatre ans à peu près, par hasard, grâce à une amie avec laquelle je tricotais. Elle avait un rouet dont elle ne se servait pas et m’a proposé de me le prêter. Impressionnée d’abord par cet « instrument », j’ai préféré aborder le filage par le fuseau. L’apprentissage me semblait bien plus doux et progressif. Je me suis prise de passion pour ce monde du fil et des fibres, d’autant que j’y ai découvert des créatrices extraordinaires et particulièrement inspirantes.
C : Comment as-tu appris à filer ?
N – J’ai d’abord appris toute seule, au fuseau, puis au rouet. Très vite j’ai eu envie de comprendre réellement ce que je faisais et ce que j’avais l’intuition de pouvoir faire. Deux années de suite, j’ai fait un stage de technique de filage avec Christina Zofall-Wilson, plus connue aujourd’hui dans le monde du feutre. Elle a exercé le métier de fileuse à façon et m’a donc transmis un enseignement précieux, qui m’a beaucoup marqué. Cet apprentissage auprès d’elle, m’a permis d’aborder le filage de fibres très différentes, dont la soie pure.
C : Quel est ton matériel de filage ?
N – Je file au rouet sur le Minstrel de Kromsky ; c’est un rouet que j’aime énormément à cause de ses deux possibilités d’entraînement. J’utilise l’un ou l’autre en fonction des fils que je réalise. Néanmoins, j’envisage d’investir dans un Suzy Pro qui me permettrait de gagner en rapidité de filage, surtout pour les fils de soie très fin en long métrage.
Pour les fuseaux, c’est très variable ; j’utilise souvent les fuseaux suspendus pour les fils de broderie de soie. Ce sont des fuseaux très légers et rapides qui me permettent une maîtrise de torsion intéressante ; pour la soie c’est essentiel.
Mais mon coeur est tout entier aux fuseaux supportés, là encore avec des poids très différents. Je file peu la soie sur les supportés, surtout la laine, les fibres courtes ou directement des toisons lavées. Il m’arrive de filer de grands métrages en supporté, même si cela prend énormément de temps.
C : Pratiques-tu d’autres arts du fil ? D’autres activités créatives ?
N – Je pratique d’autres arts du fil, mais en pointillé : le tricot et le tissage. Ils me permettent notamment de « tester » mes fils. J’aimerais dans l’année qui vient développer le tissage, dont j’ai appris les premières bases avec Odile Chevallier. Je possède un métier à tisser quatre cadres, à pédales, qui permet de faire énormément de choses. J’espère avoir le temps et l’occasion de développer cela.
Mes autres activités créatrices sont du côté de l’écriture et de la musique, deux passions inséparables de mes créations de fils. Chacun de mes écheveaux donne naissance à un texte et mes fils sont souvent filés en musique.
La musique tient une grande part dans ma vie, depuis toute petite : elle fut ma première formation professionnelle.
C : Quelle est l’ambiance musicale de ton atelier, et quels sont tes groupes ou musiciens préférés ?
N – L’ambiance de mon atelier est très variée ; j’ai des goûts assez éclectiques. Je citerai en vrac : Ladylike Lily, Agnès Obel, Gaël Faye, Lhasa de Sela… et aussi, très souvent : de la viole de gambe (Sainte-Colombe, Marin Marais, Purcell, Dowland…) beaucoup de musique baroque, autant instrumentale que vocale. Encore : Debussy, Satie… Arvö Part, Gorecky… Ludovico Enaudi.
C : Tes fils sont très souvent filés à partir des fibres teintes par notre amie commune Ama Yaga. Peux-tu nous en dire plus sur votre lien, et votre manière de travailler ensemble ?
N – J’ai rencontré Ama Yaga grâce à son blog ; son univers m’a tellement touchée, tellement parlé, que je suis allée au Lot et la Laine 2015 pour la rencontrer « en vrai ». Nous nous sommes aperçues que nous étions presque voisines. Une amitié est née au fil de nos rencontres.
J’aime travailler avec Ama parce qu’elle connaît bien ma manière de filer, et parce que ses teintures si exceptionnelles sont un vrai défi pour une fileuse. Comment par le fil, tenter de garder la beauté, la lumière des couleurs d’Ama, surtout quand on file de façon assez classique ? Notre travail ensemble s’est renforcé avec la création de collections de soies pures. Je propose à Ama des images, des textes, des thèmes, une couleur dominante parfois… et la laisse travailler. Je sais qu’elle y mettra toujours quelque chose d’étonnant, de somptueux qui aura dépassé mes thèmes imposés.
C : Quelles sont tes sources d’inspiration ?
N – Sans hésiter, la littérature, la musique et toutes les émotions que je peux ressentir, viennent nourrir mon filage. Les paysages qui m’entourent aussi et leur sauvagerie encore préservée.
C : Quelle est ton approche du filage ? Qu’essayes-tu d’apporter à travers cet art ?
N – Le fil est pour moi un moyen d’expression. Mon rouet et les fibres seraient comme des instruments de musique. J’essaie – c’est le travail qui me passionne et me motive – de donner au fil une dimension au-delà du fil. Les textes et les titres que je donne à chacun de mes écheveaux sont des suggestions, des appels à l’imaginaire. J’essaie de suggérer, sans imposer, parce que je sais que le fil, une fois entre les mains d’un autre créateur, qu’il soit professionnel ou non, aura une nouvelle vie.
C : Quelle place tient le filage dans ton quotidien ?
N – Je file presque tous les jours, plus ou moins longtemps ; je n’ai pas de règle, ni de rythmes précis. Je passe aussi beaucoup de temps à faire des photos, à rédiger les textes… il m’arrive de ne pas filer sur deux ou trois jours, pour laisser parler la fibre et les couleurs d’Ama, pour ne pas filer dans la précipitation.
C : Peux-tu partager avec nous quelques coups de coeur pour d’autres artistes, artisans… dont tu aimerais faire découvrir le travail ?
N – J’ai découvert récemment le travail d’une céramiste qui m’a beaucoup touchée : Angélique Faget. Son approche de la poterie est toute de mouvement et de vie.
Une autre créatrice m’émeut également beaucoup : il s’agit de Myriam Bertrand (Un P’tit Brin), glaneuse et feutrière. Elle travaille les laines de la Haute-Loire, juste à côté de chez moi – la Noire du Velay et la Bizet – avec grâce et émotion, en créant des chapeaux, des sacs, des tentures, etc… le tout en couleurs naturelles, sans teinture. Son travail de vannerie est aussi très particulier et original : un mélange d’énergie et de grande douceur. (Claire : zut, je n’ai pas trouvé son site !)
C : Quels sont tes livres de chevet ? Allez, disons 5 livres sur une île déserte, ou si tu préfères les livres que tu aimerais offrir à toute amie ?
N – Mes livres de chevet sont très variés : Femmes de Philippe Sollers, L’Ombre du Vent de Carlos Ruiz Zafon, Le Cœur cousu de Carole Martinez, Intempérie de Jesus Carrasco, Le Chevalier inexistant d’Italo Calvino. Il y en aurait tellement d’autres…
C: Peux-tu nous en dire plus sur tes projets en cours ?
N – La première exposition de l’année sera celle de la Journée des Métiers d’Art, les 6, 7 et 8 avril 2019. Ce sera à Lavaudieu (43 Haute-Loire) avec Schola Lanae et Julie.
De nouvelles collections vont voir le jour, en soies, en laines en mélanges.
Un livre rassemblant les principales collections de ces trois dernières années vient de paraître au mois de mars, très émouvant contrepoint à mon travail du fil. On peut y retrouver les photos et les textes attachés à des écheveaux qui pour la plupart, sont partis dans d’autres mains.
En 2019, je vais suivre le sentier d’Ama Yaga dans la création de Schola Lanae. Elle m’a proposé de filer pour son musée-école, voire, d’y donner des stages ; j’en suis très heureuse et honorée.
Enfin, d’autres projets à plus long terme sont en réflexion : toujours dans le tissage essentiel pour moi des fils et des mots.
C : Où nos lecteurs peuvent-ils te retrouver ? En réel et sur Internet ?
N – Sur internet, on peut me trouver ou me retrouver sur mes comptes facebook : https://www.facebook.com/loeildeloup15france/
Un site internet est en cours de finalisation pour avril..
En réel, à partir du printemps, je serai présente régulièrement à Lavaudieu, avec Ama, dans les locaux de Schola Lanae.
On peut aussi me rencontrer dans les salons et expositions que je fais régulièrement.
Merci Nathalie et à bientôt j’espère, en Auvergne ou en Bretagne 😉
NB : vous pouvez vous procurer le livre de Nathalie directement auprès d’elle en la contactant par sa page FB. Et j’espère l’accueillir bientôt dans mon atelier de Brest pour un week-end de stage… A suivre !
Toutes les images (et les fils !) de cet article sont de L’Oeil de Loup.
Si vous avez aimé cette discussion avec L’Oeil de Loup, vous pouvez également lire cette belle interview très complémentaire, parue il y a quelques jours sur le site de Schola Lanae dans le cadre de la création des fils sur le thème de Merlin 😉