Voilà des semaines que je tourne autour de ce message, sans réussir à trouver les mots et à me décider à sauter le pas de l’écrire.

Si vous avez suivi mon atelier depuis ces dernières années, vous savez que mon activité de fileuse et de tisserande a d’abord commencé par une passion (2007 quand même !), puis des commandes de plus en plus nombreuses, puis une première galerie à Huelgoat et un statut plus officiel (2011), puis des ateliers partagés à Brest aux Ateliers de Louis (2014-2017), puis d’autres ateliers partagés (L’Art et Création à Daoulas en 2017-2018), et enfin mon propre atelier à Brest depuis septembre 2018. Depuis février 2017, mon atelier est devenu ma principale, que dis-je, ma seule activité.

En quittant mon boulot de gérante d’une école d’acupuncture, je m’étais donné 2 ans pour voir comment mon activité allait  se développer. Je n’imaginais pas avoir atteint les sommets d’ici là, mais au moins voir comment cela démarrait en 2 années et décider si je pouvais continuer.

Les 2 ans sont maintenant écoulés et la réponse est malheureusement non, pas comme actuellement en tout cas.

Il faut se rendre à l’évidence, pour de nombreuses raisons mon activité n’est pas viable et nous arrivons au bout de ce que nous pouvons tenir financièrement avec mon mari. Je vais essayer de l’expliquer et de le détailler ici mais gardez à l’esprit SVP que ceci n’est que mon point de vue et mon expérience personnelle, dans une période, une région, une activité, une situation de famille bien particulières… ce n’est bien sûr pas transposable pour tout et tout le monde, même si certains je le sais se reconnaissent dans les constats qui vont suivre. Certains passages vous sembleront peut-être désabusés et découragés, et j’avoue que c’est parfois le cas. J’écris cet article avec des sentiments très mitigés, passant du soulagement à la déception, de l’espoir à la tristesse… et cela se ressentira sans doute dans ces lignes.

Il y a tout d’abord la difficulté à trouver un local correct, et à un prix abordable : je suis très heureuse dans le mien, il est juste parfait ! mais mon loyer, l’assurance et les charges sont quand même trop importants pour mon budget, surtout les mois creux. Je sais que je vais de toutes façons devoir partir avant la fin de l’année puisque des travaux importants voire des destructions sont prévus pour rénover mon quartier ; je précise que j’étais au courant en entrant dans ce lieu, d’où mon bail d’un an et mon loyer adapté : je suis heureuse d’avoir pu profiter de cet atelier pendant ces quelques mois, j’ai adoré même ! Que dire, si j’avais du dessiner mon atelier idéal, je pense qu’il aurait été très proche de celui-là. Mais je savais que c’était pour une durée limitée, c’est ainsi, même si ce ne sera pas facile de partir car je me suis bien attachée à ce local.
Je pense avoir fait le tour des possibilités et des lieux de Brest et des alentours et je ne vois pas comment je vais trouver un nouveau lieu sain et pérenne à un prix que je puisse payer. Il est donc prévu que je rende mon local fin juin et que je ré-emménage à la maison. Objectivement je ne sais pas comment je vais faire, je n’ai pas assez de place chez moi pour le moment ! Mais il va bien falloir en trouver, je n’ai pas le choix. Attendez vous donc à des vide-paniers, des dons, des ventes diverses et variées, dans les semaines à venir. Je vais relire Marie Kondo hihihi ! Et trouver des solutions je l’espère.

Il y a aussi la question de la saisonnalité de la laine et des activités qui lui sont liées. Evidemment la fin d’année est ma meilleure période financièrement.  Il y a quelques années, je faisais de bons mois dès la rentrée, octobre, novembre, décembre… maintenant j’observe (et je ne suis pas la seule) que la période des fêtes est de plus en plus concentrée et que les choses bougent peu avant décembre. Difficile dans ce cas de tout mener de front même en anticipant, les commandes personnalisées, la boutique en ligne, les marchés de Noël, la vente directe à l’atelier… cette période me laisse de plus en plus éreintée et au bord du burn out chaque mois de janvier.
En temps normal, la période des fêtes me fait tenir financièrement plusieurs mois, mais pas cette fois. Pour être complètement honnête, mon hiver 2018 n’a pas été bon, ça a même été le pire de ces dernières années. Baisse de la fréquentation des marchés, un public qui n’avait pas l’esprit à la fête, aux cadeaux… vous me direz que cela fait plusieurs années que cela se fait sentir, mais je n’étais habituellement pas aussi impactée : mon public achetait certes moins, mais mieux, et avait tendance à privilégier le fait-main, l’artisanal, le local, la qualité… malgré tout cette année, le contexte a fini par me rattraper et je n’ai pas du tout fait mon chiffre d’affaire habituel, ce qui m’a grandement pénalisée pour commencer sereinement le début d’année 2019.

Ensuite dans une année classique pour mon atelier les ventes ralentissent assez brusquement en janvier, les collections de printemps arrivent ainsi que les soldes (et je refuse catégoriquement de participer à ces derniers), et plus personne ou presque n’a envie de s’acheter une grosse étole en laine, même dans le Finistère 😀
Je peux encore tirer mon épingle du jeu avec la vente des fibres, mais surtout avec les cours et stages. C’est ce que j’ai mis en place depuis janvier et j’en suis très heureuse. C’est un vrai bonheur d’accueillir du monde dans mon atelier le temps d’un cours, et je crois que le plaisir est réciproque car mes stagiaires repartent ravies.
Mais financièrement cela ne suffit pas. Cela surprend généralement car on trouve parfois cher le tarif d’une journée (environ 90-95€ par personne fournitures comprises, en espérant atteindre 5 stagiaires). Mais le temps passé à préparer les cours, la teinture et le cardage des fibres, les tutoriels, à gérer les inscriptions et la communication est énorme. Une fois que les charges et les matières premières sont payées, je vous assure que je suis encore loin du compte par rapport au temps réel passé à préparer et transmettre un atelier, et ce n’est pas tenable à moyen et long terme, pas avec les charges d’un local et comme principale activité professionnelle.

Nous arrivons ensuite à l’été qui est la saison des festivals… mais l’éloignement géographique joue en ma défaveur, venir de Brest coûte très cher, sans compter l’hébergement, le prix du stand etc… L’événement en question a intérêt à cartonner et à attirer un public connaisseur pour que je puisse amortir mon déplacement et faire un bénéfice. A part les éditions du Lot et la Laine (formations + stand) et les Fibrophiles (que j’ai co-organisé dans le Finistère donc en local) qui ont été de bons événements pour moi, les grands déplacements restent risqués, sur des événements qui sont de plus en plus souvent très orientés vers les tricoteuses.

Ce qui m’amène à parler de la question des prix, la fameuse question des prix…
Je vais vous expliquer mon mode de calcul : grosso modo, je prends comme base un prix de 25€ les 100 gr de fibres cardées et teintes. C’est discutable mais il me semble que c’est un prix assez courant, en tout cas en France car cela peut augmenter aux Etats-Unis. Je n’utilise que des fibres naturelles, dont le prix est beaucoup plus élevé que les fibres synthétiques et autres joyeusetés. Ensuite j’essaye d’appliquer un tarif de 10€ par heure de travail, + mes charges, ça ne me paraît pas délirant non ? Le SMIC horaire brut est à environ 10€ au moment où j’écris ces lignes, est ce que ça vous paraît dingue que j’essaye (sans y parvenir !) de me payer 10€ de l’heure pour un travail artisanal entièrement à la main, unique, non reproductible, qui demande un matériel très onéreux et des matières premières qu’on qualifie dans le textile de luxueuses ?
Pour un écheveau filé-main, mettons pour un fil fantaisie, il me faut environ 2-3 heures de filage et de retors, ce sera forcément un fil plutôt dodu car plus on file fin, plus on passe du temps au filage n’est ce pas ? Il me faut donc trouver un équilibre temps passé / rémunération, plus je passe du temps à filer, plus l’écheveau sera cher et difficile à vendre. Nous sommes donc déjà en théorie à 55€, plus les charges de 15% liées à mon statut d’autoentrepreneur, donc 63,25€. Et sans rien ajouter d’autre !
J’ai longtemps vendu mes écheveaux plutôt dans les 40-50€, il n’y a que l’hiver dernier que j’ai augmenté mes prix sur les écheveaux les plus récents, pour finalement retirer tous mes écheveaux de la vente en début d’année car je ne me sentais plus cohérente. Certains auraient du être encore plus chers pour refléter mon travail réel, or je n’osais plus augmenter mes prix car sur les marchés lorsque certaines personnes regardaient l’étiquette elles avaient l’air de manquer d’air ! Lorsque j’explique les différentes étapes les gens comprennent mieux le prix affiché, mais cela reste malgré tout source d’incompréhension et de frustration.

De plus aucun artisan à ma connaissance ne peut passer son temps à produire, nous avons toutes les casquettes, gestion, essais et recherches, autoformation, site Internet, réseaux sociaux, communication, administratif, création… C’est aussi ce qui me plaît car je ne peux pas être mono-tache et j’aime varier mes activités, mais tout ce temps là n’est tout simplement pas payé dans mon cas.
Quand je vois les prix affichés sur les sites de vente en ligne pour des écheveaux en filé-main, je suis complètement désabusée. Franchement, à quoi bon ? Annoncer des matières naturelles, teintes à la main, filées à la main très fin, pour 30€ ? Mais c’est à peine le prix des matières premières ! C’est à peine plus cher qu’un écheveau de filature juste teint à la main par un indie-dyer ! J’ai cherché quelques exemples rapides pour écrire cet article mais je ne mettrais pas de lien, 1400 m en retors 2 brins donc 2800 m de filage à la base, presque 500 gr de fibres (laine et soie), pour 69€ ??! Dans la même lignée, j’ai vu cet hiver des grandes écharpes filées ET tissées main pour… 60€. Oui, 60€.
On me répond souvent que si c’est plus cher le public n’achète pas. Je ne pense pas que cela soit vrai, mais je ne changerai pas les mentalités en 2 ans. Je ne pratiquerai jamais des tarifs aussi bas, mais le travail pour atteindre un montant qui reflète vraiment notre travail me semble encore énorme. Je précise aussi que je ne me sens pas en concurrence avec les personnes qui pratiquent ces prix : chacun ses goûts, son univers, ses clients… ce n’est pas parce que certaines pratiquent ces tarifs que je vends moins, ma clientèle connaît mon travail et ma démarche, me soutient et fonctionne souvent au coup de coeur. Mais je pense que ce n’est pas un service à nous rendre, à toutes les fileuses et tisserandes, de casser les prix ainsi, d’autant que pour le grand public, il y a encore un énorme travail de pédagogie à faire sur le sujet du coût et de l’impact réel de l’industrie textile.

On me demande souvent, « et vous en vivez ? ». Cette question tour à tour m’amuse et m’agace. En vivre, ça veut dire quoi au juste ? Quel est le seuil pour dire « je vis de mon activité » ? Je crois que je ne connais personne qui vit de son activité artisanale, et par vivre je veux dire gagner de quoi faire vivre sa famille sans le soutien d’un(e) conjoint(e) qui lui gagne mieux sa vie. Il y a tellement de personnes qui vont passer 2 heures à vous poser toutes les questions sur votre activité, de la toison au tissage, partir ravis et en vous remerciant, mais sans rien acheter. Pensez-y en lisant ces lignes, est ce que vous passeriez 2 heures chez votre boulanger à visiter le fournil, toucher toutes les farines, goûter tous les pains et partir sans rien acheter pour compenser ?
Idem pour toutes les propositions à venir faire des animations gratuitement : mais si, ça vous fera connaître, vous pourrez distribuer vos cartes de visite, vous n’aurez qu’à avoir un « petit » stand de vente à côté de votre rouet pour vos « petites » créations… alors non, soit on fait de la démo, soit on vend, mais difficilement les deux, et le public des animations, aussi sympathique et curieux soit-il, n’est pas souvent acheteur. Cela fait des années que je fais des démonstrations, je peux vous dire que les retombées réelles en terme de ventes sont minimes. C’est génial une démonstration de filage, ça met tout le monde d’accord, les enfants sont hypnotisés, les femmes aiment les matières et les couleurs, les hommes posent des questions techniques sur les ratios, les poulies etc… mais ça ne fait pas bouillir la marmite.
Vous iriez demander à une infirmière, un informaticien, un maçon de venir faire une démonstration, gratuitement comme ça, le week-end ? Quel que soit votre métier, votre statut, que vous soyez salarié, profession libérale, patron, chômeur, … vous le feriez, vous ? Malgré la barrière de l’écrit je pose la question sans agressivité, vraiment calmement parce que cela m’interroge, tout simplement. La réponse dans mon entourage est souvent non, en fait les gens ne se posent même pas la question. Mais pour les artisans / artistes, oui, parce qu’on espère que ça va marcher et qu’on fait tout pour y parvenir.

Alors on me répond : « oui, mais toi tu as de la chance, tu es libre et indépendante, tu as choisi de vivre de ta passion, et ça vient avec des inconvénients aussi. » Alors non, je n’en vis pas, et à un moment passer autant d’heures sur une activité qui ne me rémunère pas suffisamment, cela devient tout simplement impossible à tenir. J’ai essayé, j’en suis vraiment heureuse, j’ai profité autant que possible de ces 2 années et j’ai énormément appris, je ne vivrai pas avec des regrets et le « et si ?… », mais je crois que l’heure du bilan a sonné et que je ne peux pas continuer ainsi.

Je pense qu’on ne peut pas imaginer avant de l’avoir vécu à quel point il est difficile de vivre de sa créativité. La créativité fonctionne par cycle, et on ne peut pas être à fond tout le temps, l’inspiration ne coule pas comme une cascade du matin au soir, en tout cas pas chez moi 😀 Et je me rends compte que je ne suis plus si libre que ça : je vais forcément penser au temps passé sur une création, par exemple j’avais très envie d’apprendre la broderie cette année, mais franchement broder mes étoles qui ont déjà un prix élevé, est ce que j’arriverai à les vendre ensuite ? Filer cette soie le plus fin possible sans jamais pouvoir la vendre à son prix réel, passer du temps à apprendre une nouvelle technique, à expérimenter et se planter sans que cela aboutisse à un produit fini et vendable, se perdre dans le processus et voir où il nous mène, est ce que je me l’autorise encore vraiment ? Pas très souvent j’avoue, et cela me manque. Mon rapport à ma créativité, au filage et au tissage a changé, et pas forcément en mieux. Je dois chercher ailleurs, dans le tricot par exemple, cette liberté totale de ne pas comparer, de ne pas compter, de ne pas produire.

Je crois aussi qu’en étant maman de deux petites filles de 6 ans et 2 ans et demi, je n’ai plus la même capacité à me jeter à corps perdu dans un projet, à y passer mes soirées, mes week-ends, ma vie. Sans le soutien et l’aide d’une famille proche géographiquement nous sommes seuls pour gérer nos puces, et il se passe rarement une semaine sans un grain de sable de les rouages.

Alors voilà, il semblerait que le temps joue contre moi, il me faudrait encore quelques mois ou années devant moi pour continuer car 2 ans c’est peu pour lancer un projet, mais c’est beaucoup à l’échelle du quotidien, de la fatigue et des incertitudes financières. Je vais donc rendre mon local fin juin, mais d’ici là les cours et stages annoncés se dérouleront comme prévu : tissage sur métier à peigne rigide le 18 mai, tissage circulaire et mural le 9 juin, et grande surprise, pour clore en beauté cette année dans mon atelier, un stage de 2 jours dédié au filage de la soie avec Nathalie alias L’Oeil de Loup les 22 et 23 juin (les détails et inscriptions arrivent). J’espère ajouter une nouvelle date de filage débutant, une autre de filage intermédiaire / perfectionnement, et une date pour filer à la ouessantine à la quenouille !
J’adore la lumière de la rue le matin, et celle de la fin de journée dans la cour, j’aime avoir autant d’espace pour créer, avoir tout mon matériel au même endroit, accueillir des stagiaires dans un lieu dédié aux arts du fil, et je me réjouis de savourer ces deux prochains mois, les derniers dans mon local, de faire doucement le tri, tout en préparant mon retour à la maison.

Ensuite, je vais faire une bonne pause cet été, déconnectée des réseaux sociaux, et on verra ce qui émerge à la rentrée. J’ai plusieurs pistes, mais il est trop tôt pour en parler ici. La suite, la fin ? Je ne sais pas, vraiment. Pour le moment j’ai la possibilité de continuer les formations dans certains lieux qui pourraient m’accueillir ponctuellement, peut-être faire une grosse mise à jour par an au moment des fêtes avec les tissages de l’année,… Je n’arrêterai bien sûr jamais de filer et de tisser, de teindre et de carder, mais j’ai besoin d’une pause pour faire le point avant d’envisager la suite, de savoir si mon atelier redeviendra une activité secondaire, ou si j’arrêterai complètement d’être professionnelle pour me consacrer à un autre emploi et d’autres projets.

Merci à celles et ceux qui m’auront lue jusque là, merci pour votre soutien, vos compliments, votre présence réelle ou virtuelle… et à bientôt pour la suite, quelle qu’elle soit.